Le hasard a fait que le concours Mémoire des migrations croise le chemin d'un travail sur la mémoire familiale que nous avons engagé.
C'est, d'abord, le parcours de trois de nos anciens élèves qui nous a amenés à réfléchir sur la mémoire familiale :
- Celui de Meak, d'origine cambodgienne, qui avait les larmes aux yeux le jour où nous évoquions en
cours les conflits indochinois. Son père, officier de l'armée cambodgienne, avait été fusillé dès l'entrée
des sinistres Khmers rouges dans Phnom Penh. Avec sa mère, elle avait vécu l'horreur des camps avant
d'arriver en France, via la Thaïlande.
- Celui de Sadi, d'origine algérienne, qui avait rejoint à dix ans son père installé en France. Son premier contact avec la France s'était fait naturellement par l'intermédiaire de l'école et aussi sous la forme d'une punition. Habitué à tutoyer tout le monde, son professeur lui avait donné à copier cent fois : " je ne dois pas tutoyer mon professeur ". Cela l'avait marqué au point qu'un jour où sa langue a fourché, il est devenu rouge de confusion.
- Celui de Nicolas, d'origine bretonne, qui nous expliqua qu'il n'avait jamais mis les pieds en Bretagne
et qu'il n'en connaissait rien, pas même une ville. Affectueusement, nous l'avions surnommé " le p'tit
Beur."
C'est aussi la lecture des ouvrages de Pierre Bourdieu, La Misère du monde, et clé Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire, qui a suscité de nombreuses réflexions dont deux essentielles :
- L'absolue nécessité démocratique de restituer le droit de parole à ceux qui ne l'ont pas, pour des rai
sons multiples.
Dans le cadre de notre projet, cette restitution n'a pas toujours été synonyme d'appropriation de la parole. En effet, sur six classes concernées, seulement une quarantaine d'élèves ont accepté de raconter leur parcours et d'aller jusqu'au bout. De plus, quelquefois, il nous a fallu de la persévérance. Le cas de Slawek est révélateur. Sachant qu'il était d'origine polonaise et que sa venue en France était récente, nous avons insisté longtemps avant qu'il accepte de participer. Un jour, nous l'avons croisé par hasard, dans le bureau d'une Conseillère Principale d'Education. Nous lui avons demandé de quelle ville polonaise il était originaire. Il était de Gdansk. En plaisantant, nous lui avons lancé : " En plus, tu es un cousin de Walesa ! ". Il répondit : " Ben... Je le connais ". Une semaine après, il avait écrit son texte : sa grand-mère était une dirigeante de Solidarnosc...
- L'école est un lieu de mémoire extraordinaire, à tous points de vue, et notamment parce que les élèves
ont des parcours très divers. Découvrir cette diversité, dans un lycée de la région parisienne tel que le
nôtre, est fascinant. L'école peut être un lieu de mise à jour et de conservation des mémoires indivi
duelles et ainsi enrichir la mémoire collective. La laïcité n'est pas synonyme d'anonymat mais d'égalité
dans la reconnaissance de l'identité de tous.
L'intérêt de ce projet est multiple :
] ) II a d'abord un mérite essentiel : celui de créer des liens nouveaux entre la famille, comme cellule de vie, et l'école, comme lieu de vie. Trop souvent ces liens sont distendus voir inexistants. C'est souvent le cas clans les sections professionnelles du lycée. Nos élèves sont souvent étiquetés par des " peut mieux faire " ou par des " résultats insuffisants ". Les contacts, quand ils existent, portent sur l'appréciation d'un travail scolaire ou alors sur la communication d'une éventuelle sanction. Le projet nous a permis d'innover en abordant enfin d'autres sujets que le travail strictement scolaire :
Chacun a donné au mot " Histoire " un contenu personnel : conflits violents du XX e siècle, faits de société, anecdotes... C'était une démarche d'acteur de l'Histoire : leurs familles l'avaient construite d'une manière ou d'une autre, même quand elles avaient été passives. Notre point clé départ était un temps fort de leur histoire. Puis, à partir clé celui-ci, ils ont retracé leurs parcours familiaux. C'est dans la plupart des cas, les grands-parents qui constituent le repère le plus important. Pour les élèves, c'est assez souvent le début de leur histoire, quand il ne s'agit pas des arrière-grancls-parents.
Le problème, qui s'est posé après une première lecture des textes, a été de discerner la part de l'imaginaire. Il est évident que celui-ci intervient puisqu'il s'agissait de fouiller dans la mémoire. Par exemple, une élève, qui a participé au début, à partir d'un fait réel, la déportation d'un ascendant, a purement et simplement imaginé la rencontre de ses grands-parents à... Tréblinka. Mais, l'exigence, sine qua non, de l'accompagnement du texte par un document personnel, qui en quelque sorte l'authentifie, a finalement exclu les récits fictifs. Ainsi, après avoir élaboré un texte cohérent, chaque participant, volontaire, devait trouver un document en rapport avec son récit.
Là encore, l'émotion a été très forte :
tunique en toile de jute.
accrochée depuis des dizaines d'années sur un mur de la maison familiale.
Coran : " Ne pense pas que les martyrs sont morts. Ils sont vivants auprès de Dieu. Il s'occupe d'eux."
La liste serait longue si nous parlions de Samia, Martine, Julie, Gyslaine, Arnaud, les Stéphanie, Nenad, Bruno, les Nathalie, Alex, Sonia, Sevana, les Sylvie, Véronique, Long, Christel, Marina, Patrice, Eric, Yasmina, Corinne, Olivier, Alexandra, Carole, Kamel, Laetitia, Fabrice, Céline, Yassine...
Prénoms uniques et confondus. Histoires uniques et confondues... Nous avons délibérément refusé de regrouper les textes par nationalité. Ceux concernant l'Algérie, par exemple, sont éparpillés en fonction d'un mot clé. Un abécédaire constitue les chapitres ; clin d'oeil à l'institution scolaire, dans laquelle nous sommes réunis pour le pire et le meilleur...
Par ce travail, nous désirons exaucer un vu : que les élèves qui déferlent chaque année dans nos établissements trouvent davantage leur place dans le système éducatif et donc dans la société française, que leur histoire personnelle soit un tremplin d'intégration dans l'Histoire. Tels sont notre désir et notre volonté.
Les responsables du projet :
Sabine Contrepois
Remerciements à Béatrice Petit, Pascale Boyaitd, Heivé Martin, Christophe Lahorde, Gérard Bouvier, l'équipé administrative du lycée Mistral de Fresnes. El aussi à Philippe Ghielmetti de Sketch pour ses précieux conseils de graphiste.